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Bel après-midi ensoleillé pour la visite organisée par LesArts7 au Centre Pompidou, jeudi 25 Août à 15h. C’est avec grand plaisir que nous retrouvons Mélodie, notre guide, souriante, pour décrypter cette exposition un peu mystérieuse du " Musée sentimental" d'Eva AEPPLI.
C’est la première exposition monographique en France consacrée à cette artiste suisse dont l’univers particulier est peu connu du grand public. Dès l’entrée, cette belle série de têtes en bronze réalisée dans les années 1970, vers le milieu de sa carrière, impressionne et donne un aperçu de l’ampleur de son travail. Elle est née en 1925, grandit à Bâle, dans une famille aisée. Elle fréquente l’Ecole Rudolf Steiner qui dispense un enseignement valorisant la réalisation de soi, et favorise la pratique artistique.
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Ces sculptures en bronze doré, marquées par des cicatrices révèlent la technique textile de leur fabrication : cousues avant d’être coulées. Vers le milieu des années 70, ses sculptures changent d’aspect, elle supprime le corps pour ne se concentrer que sur l’expression des visages et de leurs traits de caractère. Sensible à la spiritualité, elle étudie les différentes caractéristiques des signes astrologiques et nourrit aussi son travail de mythologie, de divinités… pour traduire la complexité des êtres humains.
Les Planètes, 1990. Soleil, Lune, Mercure, Venus, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton. Bâle, Musée Tinguely.
La série commence par le Soleil, graphique, ouvert, dynamique, porteur d’espoir puis la Lune argentée, rêveuse, mélancolique, Mercure, Vénus au visage plus fin, apaisé contrairement à Mars conquérant, dieu de la guerre, belliqueux, menton volontaire, … les visages sont bien individualisés par l’ajout de rembourrage pour former menton, pommettes saillantes, orbites plus marqués, le front plissé de Saturne… Les têtes originales qui ont servi pour couler les sculptures en bronze sont présentées à l’arrière, en soie cousue, remplie de kapok et d’ouate pour le modelé du visage et enduites avant d’être coulées. La fonderie parisienne réussit à préserver la délicatesse des coutures des modèles.
La première salle consacrée à son musée sentimental, titre de l’exposition, rassemble des œuvres, des objets d’Eva Aeppli et de ses proches qui jalonnent sa vie et racontent son histoire. A l’Ecole Steiner, elle a sans doute découvert l’eurythmie, chorégraphie rituelle et poétique en musique dont les figures sont codifiées par de la géométrie. Les eurythmistes portent de longues robes. Elle y confectionne aussi des poupées textiles. Proche de la frontière allemande, elle est marquée par les évènements de la seconde guerre mondiale, les bombardements, les personnes décharnées qui fuient les camps… sa famille s’engage en accueillant des enfants juifs.
La naissance de son fils, en 1946, la plonge dans un profond désarroi. Soignée en clinique, elle dessine. Elle rencontre Jean Tinguely, ils ont une petite fille en 1950 et s’installent à Paris. Elle coud des petites poupées qu’elle vend dans les magasins de jouets pour gagner quelques sous. Dans un tableau réalisé à 4 mains avec son ami Daniel Spoerri, on découvre squelette, crâne, roses de soie, cuillers en argent… assemblage de tableau-piège propre à Spoerri et le leitmotiv du squelette d’Eva Aeppli. Elle signait souvent ses lettres « Vive la vie, vive la mort ». Le coupe-ongles de Brancusi, pris dans l’atelier abandonné du célèbre sculpteur, leur voisin, impasse Ronsin à Paris, objet fétiche qui matérialise la mémoire du lieu, du temps. Cabotine, elle faisait semblant de ne pas le connaître, Brancusi était pourtant déjà un immense artiste ! L’endroit était fréquenté aussi par Yves Klein. Dans une autre vitrine, la machine à coudre qu’elle emportera partout avec elle.
Dans les années 50, elle dessine au fusain, peint à l’huile. Dans les années 60, elle réalise des grandes figures textiles à l’échelle humaine, dans les années 70, elle se débarrasse des corps, ne gardant que les têtes et envoie les mains à ses amis. Dans un extrait filmé, Jean Tinguely nous la fait revivre, facétieuse, drôle, indépendante, libre, détruisant avec énergie souvent ce qu’elle avait réalisé. Cette salle très riche témoigne du réseau d’amour et de fidèles amitiés d’Eva Aeppli, très connectée avec le milieu de l’art parisien. En 1960, elle quitte Jean et le pousse dans les bras de Niki de Saint Phalle, puis se marie avec l’avocat Samuel Mercer. Les 3 artistes resteront amis toute leur vie.
Rare œuvre de jeunesse qui n’a pas été détruite, cet ensemble de 8 grands dessins au fusain, a été présentée à la galerie Iris Clert à Paris en 1959. Les cartons d’invitation annonçant « Le Strip-tease » d’Eva Aeplli, couleur rose chair, attisent la curiosité des visiteurs. Pour cacher le sujet de la rue, l’œuvre est accrochée en paravent. Elle ressemble au story-board d’une figure clownesque qui se dévêtit, se met à nu et finit par disparaitre complètement jusqu’à perdre son âme. Ce clown mélancolique, à tête squelettique dont la vie se dépouille progressivement, n’est pas sans rappeler les personnages d’arlequin de ses premiers autoportraits avec des fleurs sur la tête.
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Théatre miniature pour des spectacles en petits comité (max 18 personnes), les figurines ont des corps noyés dans du velours, tout le travail se concentre sur le visage inspiré autant des personnages de Jérôme Bosch que de l’univers d’Hollywood.
Photos J.L. Ligiardi.
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Œuvre en 2 parties, créées de manière indépendante : une grande huile sur toile et 7 figures assises. Les juges, comme sortis du tableau, dans un contexte d’après-guerre, s’apprêtent à considérer les actions des uns et des autres. Ce portrait de groupe, un peu théâtral, alliant peinture et sculpture ouvre la voie du changement de médium pour Eva « Les personnages en trois dimensions sont un prolongement des tableaux à l’huile » et vont devenir son moyen d’expression de prédilection.
La Table s’inscrit dans une longue tradition de représentation de la Cène, fresque peinte par Léonard de Vinci. Cette œuvre occupe une place particulière dans l’œuvre d’Eva Aeppli : contrairement aux autres groupes, chaque personnage est individualisé : visages brodés, costumes variés mais aucun n’est un portrait de personne réelle ou ne porte de nom, pas de Christ ni d’apôtres. Ce rare témoignage d’Eva dans une lettre à sa doctorante met les choses au point : « J’ai mis la Mort au centre de ce groupe … pour figurer les crimes… commis au XXe siècle. … Cette œuvre serait plutôt le message d’amour et de tolérance du Christ… qui n’est pas passé dans le cœur des hommes. », 1999. Elle représente l’humanité dans sa diversité, peut-être les différentes attitudes face à la mort ?
Photos J.L. Ligiardi - C.Clément.
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En regard de La Table, The Last Supper, d’Andy Warhol créé un face à face étonnant. Dessiné de manière fidèle, le maitre du pop art, y ajoute le nombre 57 (pour les 57 recettes de Ketchup Heintz, et non pas pour notre département 😊), et un logo de Camel. Cette œuvre classique en devient presque un logo identifiable immédiatement.
En 1987, Andy Warhol avait été invité à exposer à Milan, dans le palazzo situé en face du cloître Santa Maria Delle Graazie où a été peint le chef d’œuvre de Léonard et avait réalisé différentes versions de la Cène.
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La scénographie de Jean Kalman place judicieusement une autre œuvre contemporaine à proximité sans trop déranger, juste un petit peu. Les 13 pigeons, dont un intrus blanc au milieu, de Maurizio Cattelan, semblent posés naturellement. Faux sentiment de bienveillance, leur ombre surplombe aussi le Groupe de 13. Dans ce nouveau groupe, crée pour Amnesty International, les personnages semblent avoir été maltraités. Pour donner aux visages et aux mains un aspect contusionné, elle trempe l’étoffe dans sa baignoire remplie de thé. Les 3 chaises vides accentuent le caractère dramatique de l’installation. Déjà membre d’Amnesty international, elle crée en 1990 sa propre fondation dans le Nebraska, pour combattre l’oppression, la pauvreté et l’ignorance.
Ghosts, Maurizio Cattelan, 2021. -- Groupe de 13, Hommage à Amnesty International, Eva Aeppli, 1968.
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Ami fasciné par la puissance et l’originalité des œuvres d’Eva Aeppli, Jean-Pierre Raynaud propose cette œuvre : Peinture 10L. Ces pots fermés de peinture expriment pour lui la « puissance de rêve… un kilo de peinture peut devenir aussi bien un chef- d’œuvre qu’une croûte … » ! De plus, la forme de l’étoile (jaune de surcroît !) s’accorde bien au contexte historique qui la hante et au goût d’Eva pour les planètes.
Avec cette gigantesque installation, Annette Messager rend hommage « aux petites mains ». Elle détourne la sculpture textile pour attirer l’attention avec espièglerie et humour sur ces femmes invisibles, anonymes et les valorise par ces outils géants, réalisés en en simili cuir. Autre artiste féminine, Annette Messager est bien en phase avec les valeurs et œuvres d’Eva Aeppli qui, avec ses personnages textiles, a vraiment fait figure de précurseur.
Les Spectres des couturières, Annette Messager, 2015.
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Placées en face des têtes en soie de la série des planètes, les œuvres graphiques d’Emma Kunst, médium, guérisseuse. Elle a soigné la famille d’Eva. Sa pratique et ses recherches entre science et spiritualité, ont toujours fasciné celle-ci. Orientée par son pendule et son intuition, Emma Kunst réalise ses dessins. Les points et lignes, les couleurs envahissent de grandes feuilles, presque de manière inconsciente. En 1976, lors de l’exposition de ses planètes à Paris, Eva aurait subtilisé le pendule. Considérant l’agitation du pendule contre le corps de ses sculptures comme un signe sérieux, elle détruit les corps de ses personnages, et ne conserve que les têtes et offre leurs mains à ses amis…
Impressionnante procession qui gravit un escalier d’honneur, « ouvrant sur l’infini ». Les 47 grands personnages d’allure androgyne, presque semblables défilent, visages orientés dans toutes les directions. Sans oreilles, bouche grand ouverte, ils semblent laisser échapper des cris étouffés remplis d’effroi. Le coté théâtral, l’effet de masse de ce groupe interpelle, dérange, Eva « préfère qu’on regarde plutôt qu’on bavarde ».
Groupe de 48, Eva Aeppli. Ph. J.L.L.
Pour pouvoir exprimer différents caractères humains, elle utilise le langage de l’astrologie basée sur la mythologie grecque. Toute la pensée se concentre dans l’expression de la tête, le corps est devenu superflu. Le dernier cycle de sculptures associe les planètes aux 7 péchés capitaux qu’elle nomme faiblesses humaines et trouve aussi aux Erinyes, déesses vengeresses, furies dans la mythologie, une correspondance avec les trois dernières planètes.
Quelques Faiblesses humaines, sculptures en bronze noir toujours moulées sur textile. La Paresse, Lune – l’Envie, Mercure – la Luxure, Vénus – l’Orgueil, Soleil – La Colère, Mars – La Gourmandise, Jupiter – L’Avarice, Saturne. Bâle, Musée Tinguely. 1993-94.
Quelques Faiblesses humaines. --- Les Erinyes I, II, III, 1977. La Plutonnienne, la Neptunienne, L’Uranienne.
La salle suivante est scénographiée comme une pièce de maison dans laquelle des sculptures se reposent dans des coins, tète de squelette souriant, fleurs aux oreilles, lugubres et drôles à la fois. Les œuvres d’Eva Aeppli cohabitaient dans les intérieurs de ses amis. Chez Niki Saint Phalle et Jean Tinguely, ses œuvres côtoyaient les Nanas de Niki et les machines de Jean.
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La seule collaboration entre Eva Aeppli et Jean Tinguely, en 1991, pour une exposition à Bâle, réunit plusieurs œuvres dans un train fantôme : Hommage à Kate Kollwitz dans laquelle, Eva subtilise une figure du groupe de 48 qu’elle allonge sur l’échafaud que Jean met en mouvement, Sorcières terrestres et Sorcières aériennes.
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La dernière salle, différente des autres, présente les Livres de vie d’Eva Aeppli de 1954 à 2002. Très grands cahiers à spirales où elle rassemble des photographies familiales, et de son entourage, -une photo de son fils, Felix Leu, célèbre tatoueur-, lettres de ses proches, dessins de ses enfants, photos de ses œuvres détruites, cartons d’invitation, vernissage d’exposition, croquis, traces de l’avancée des projets de ses amis … ils constituent un formidable témoignage de l’art de son temps en 15 volumes.
Le dernier très émouvant, lorsqu’elle décide d’arrêter de créer, écrase et colle son matériel de couture : « l’aiguille ne parlera plus », « les dés sont jetés »... Elle décède en 2015 à Honfleur où elle a passé les quinze dernières années de sa vie.
A la fin du parcours, une autre artiste féminine, Louise Bourgeois, fascinée par « le pouvoir magique de l’aiguille » fait profondément écho à l’œuvre d’Eva Aeppli en considérant que la couture répare, fait du bien.
Etonnante découverte que cette artiste singulière, « Figure très solaire, très enthousiaste, profondément poétique et en même temps très destructrice » selon Chiara Parisi, commissaire de l’exposition. Son œuvre engagée à la fois sombre et drôle, ne laisse pas le visiteur indifférent. Merci à Mélodie pour cette visite tres agréable.
Prochaine rencontre avec Les Arts 57 :
Conférence lundi 26 septembre à 20 H au Temple de Longeville-lès-Metz.
Représenter les fleurs, les fruits et les coquillages. La nature morte en peinture.
Soirée présentée par Catherine Bourdieu.
Réservation par mail ou par tél.
lesarts57@gmail.fr ou tél. 03 87 32 05 03
Participation : 3 euros adhérent et étudiant- 5 euros non adhérent