Au lendemain de la conférence « Les avant-gardes en URSS, 1918-1928 », le 4 novembre 2019, à Saulny.

C’est toujours avec plaisir que Les Arts 57 retrouvent Laurent Commaille, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine. Interpellé par cette courte mais dense période de l’histoire russe, Laurent Commaille a choisi de nous faire découvrir l’énorme élan créateur des artistes de ces années là. Nous étions 45 à replonger dans le contexte historique tumultueux de ce début de siècle.
Le système politique tsariste archaïque, une population à 80 % paysanne, pauvre et analphabète, ce pays est très en retard par rapport au reste de l’Europe. Le servage est aboli en 1861-66, mais la crise rurale est profonde et les mouvements révolutionnaires nombreux. L’Intelligentsia, issue des classes moyennes, essaie d’aller vers le peuple, de fonder des écoles, de l’éduquer.

La révolution bolchevique de 1917 sera l’élément essentiel de la transformation de la société. Deux tendances sont perceptibles chez les artistes, une pro-occidentale tournée vers la France, l’Allemagne tandis que l’autre, slavophile, garde l’expression picturale de l’art russe : église orthodoxe, bouquet de bouleaux, campagne enneigée, troïkas …

Un courant novateur, le suprématisme, émerge avec Malevitch qui jette les bases d’une quatrième dimension par les formes géométriques (carré surtout), et les surfaces chromatiques (blanc, noir et couleurs primaires).

Des « Agit-train» de propagande sillonnent le territoire malgré la guerre civile pour alphabétiser, «conscientiser» les populations. Ils s’arrêtent dans les gares, distribuent des livres. Des wagons sont aménagés en salles de classe, salles de projection.
Personnage important, intellectuel hors norme, Anatoli Lunacharski, commissaire du peuple à l’éducation met en place une vraie politique culturelle. Il réorganise tout le système de l’éducation artistique : les ateliers d’art libres en 1918 deviennent des ateliers supérieurs d’art et de technique en 1920, puis des instituts où les étudiants passent d’abord 2 années à étudier les bases : espace, volumes, couleurs, art graphique puis encore des années de spécialisation : architecture, peinture, sculpture, métallurgie, menuiserie, céramique, textile…
Les artistes sont des ingénieurs de la création, ce sont des travailleurs qui ont obligation de créer. Beaucoup sont aptes à travailler dans différentes disciplines, peuvent passer d’une technique à l’autre. Lunacharski aide et protège les artistes. En 20 ans plus de 60 millions de soviètiques sont alphabétisés. Il empêchera la destruction de nombreux bâtiments publics. A propos d’art, Lenine disait « je n’y comprends rien, demandez à Lunacharski ».

Pour le constructivisme :
« Il ne faut pas faire de l’art pour de l’art» mais l’art est au service de la transformation de la société.

Œuvre hautement symbolique, le triangle rouge représentant les bolcheviques dynamiques face au cercle blanc des armées tsaristes passives entourées de noir. Le coin rouge entre brutalement dans le cercle blanc, en éparpillant des fragments. Les petits éléments flottent dans l’espace sont des Proun (projet pour l’affirmation du nouveau). Art utile, le graphisme se révèle être aussi un outil de propagande.

Tableau constructiviste. Poudre de marbre sur contreplaqué.

Projet de radio-orateur pliant, objet transportable. Gustav Klucis a conçu d’autres portants pour la propagande. Il fut exécuté lors des purges staliniennes en 1938.

Alexandre Rodtchenko, peintre, sculpteur, photographe, designer révolutionne l’art de la photo. Il rompt avec le picturalisme (= peinture photographique). La photo devient elle-même une œuvre d’art : élément d’architecture, escaliers avec ombres : raies noires et blanches, voies ferrées, nouveaux points de vue, contre-plongée, nouveaux cadrages … Ses innovations ont inspiré les américains, après-guerre.

Son épouse Varvara Stepanova, talentueuse artiste développe des motifs pour les étoffes, matières textiles, des projets de tenues de sport unisexe, d’avant-garde !


Architecte important, Vladimir Tatlin réalise en 1919-1920, la maquette du projet d’une tour de 400 mètres. Emplacement prévu à Petrograd, (Saint Pétersbourg), elle était censée être un symbole de la modernité, tant dans sa forme en double hélice que dans les matériaux : le fer, le verre et l'acier. Plan très ambitieux, elle devait enjamber la Néva, elle ne fut jamais construite mais reste un emblème du mouvement constructiviste.
Palais de l’industrie d’Etat de Kharkov - Usine textile Drapeau rouge, Saint-Pétersbourg. - Krutikov, Ville volante, 1928.
Le Palais de l’industrie d’Etat de Kharkov (en Ukraine) est alors la plus grosse construction du monde en 1926-1928 (avant les gratte-ciel américains). L’usine textile Drapeau rouge, 1926, à Saint-Pétersbourg, rappelle par certains aspects le Bauhaus allemand. Certains architectes imaginent même des villes volantes où les unités d’habitation dans les airs seraient reliées au sol par des ascenseurs ou des navettes, libérant le sol de l’emprise de l’habitat et le réservant aux cultures et usines ! Le dernier livre d’architecture constructiviste, Fantaisies architecturales de Chernikhov (1933) ne comporte pas moins de 17 000 croquis.
Le bâtiment du Narkomfin (commissariat des Finances) à Moscou est une des œuvres les plus emblématiques de l'architecture constructiviste. Cet ensemble de logements dessiné par Ginzbourg et Milinis est achevé en 1932. Long bloc en béton armé monté sur pilotis et posé dans un parc, le bâtiment communautaire est équipé de cuisines communes, crèches et laveries à l'intérieur même de l’immeuble. Les appartements devaient révolutionner la vie quotidienne des habitants, en libérant les femmes de leur rôle traditionnel de ménagère. Le bâtiment en accueillant une bibliothèque et un gymnase avait ainsi un rôle de « condensateur social ». Terrasses sur le toit, fenêtres en bandes, longs couloirs centraux, Le Corbusier s’en est largement inspiré dans la cité radieuse. Des petites unités sur 2 niveaux, réduites à une chambre en haut et séjour en bas pour les couples, tandis que les enfants étaient regroupés dans les dortoirs ! L’architecte Nicolaev prévoyait même, dans un immeuble de logement d’étudiants, un système d’aération distribuant un sédatif pour qu’ils s’endorment tous en même temps !
Maison du Narkomfin à Moscou, 1928-32. Maison collective de L’industrie textile 1929-31, projet Nicolaev.

« De tous les arts, l’art cinématographique est pour nous le plus important », Lénine, 1919. Mouvement foisonnant, deux grandes écoles s’affrontent : le ciné-poing d’Eisenstein et le ciné-œil des frères Vertov. Eisenstein accorde beaucoup d’importance aux éclairages, vérifie les ombres, refilme, effectue un énorme travail de montage pour aboutir à l’effet esthétique recherché : l’image doit toucher le spectateur.
Octobre 1927, l’image célèbre de la révolution est en réalité composée. Les soldats sont disposés sur une diagonale, les ombres et l’orientation des fusils très étudiés. Dans le cuirassé Potemkine, tourné à Odessa, en 1925, le visage des marins est éclairé par plusieurs sources lumineuses. Eisenstein essaie d’aboutir avant tout à l’aspect esthétique recherché faisant de chaque image un véritable tableau. Certaines scènes (escalier) si célèbres par leur aspect dramatique sont encore de vrais morceaux d’anthologie.
Démarche inverse pour Vertov qui filme le quotidien des habitants de la ville de l’aube au crépuscule : travail, loisirs, enfants, sans-abri, parcours d’une ambulance ... L’œil doit voir ce qui est, sans narration, sans scénario. Dans l’Homme à la camera, célèbre pour ses mises en abyme : on suit l'opérateur tournant le film, on montre le montage d'une séquence de ce film. On y repère les nombreuses techniques cinématographiques utilisées : surimpression, superposition, accéléré, ralenti : un œil en très gros plan en superposition avec celui d'un objectif de caméra, la surimpression d'un cadreur géant installé sur un toit ... Ce cinéma vérité a influencé de nombreux cinéastes : Godart, Straub …
Innovations aussi dans le domaine théâtral, la première pièce « soviétique » écrite en 1918 pour fêter l’anniversaire de la révolution d’octobre : « Mystère - Bouffe » de Maïakovski est une synthèse des mystères du moyen-âge et du théâtre contemporain. « Mystère, c’est ce que la Révolution a de grand. Bouffe, ce qu’elle a de comique.» Cris de la rue, slogans des journaux ou des meetings de masse, l’action c’est le mouvement des foules, la lutte des classes et le conflit des idées.

A Moscou, en 1923, est créée la première troupe « Blouse Bleue », concept de théâtre collectif, du nom de la tenue bleue des travailleurs revêtue par les acteurs pour jouer. L’acteur, par sa gestuelle, doit montrer la pensée dont il est porteur. Cette troupe a donné l'exemple et encouragé les travailleurs à en fonder d'autres dans tout le pays. En 1927, plus de 5 000 troupes « Blouse Bleue » existaient. Instrument de propagande, elles cessèrent complètement leurs activités en 1933.
Les échanges avec l’Europe de l’ouest, mouvement du Bauhaus, congrès de Weimar … rendent les artistes suspects. Ils sont contraints à revenir à des représentations plus académiques glorifiant le pouvoir et mettant en scène le bonheur pour éduquer le peuple.
Cette courte mais fructueuse période de liberté artistique pris donc rapidement fin avec l’avènement du réalisme socialiste de Staline. Si la plupart des artistes qui ont survécu n’ont plus eu la possibilité d’être aussi innovants, leurs œuvres dans tous les domaines ont largement inspiré le monde occidental du XXème siècle.
Prochaine rencontre avec Les Arts 57 :
Le vendredi 6 décembre à 13 H 45, visite guidée au Centre Pompidou Metz,
" OPERA MONDE. La quête d'un art total ".
Réservation obligatoire par mail ou par tél.
lesarts57@hotmail.fr ou tél. 03 87 32 05 03 - 06 84 35 19 96